Les geeks sont-ils anti “intellectuels”?
Tom Roud revient sur un récent billet de Larry Sanger, un des fondateurs de Wikipedia, qui explique que les geeks sont de plus en plus contre la connaissance académique.
C’est la question posée par Larry Sanger [en] (via Pablo).
Le constat de Sanger est le suivant :
- La planète geek/Internet promeut l’intelligence collective, plus ou moins implicitement au détriment de l’expertise. Sanger cite notamment l’exemple de Wikipedia qui prévoyait à son origine un processus de revue par les experts, qui a vite disparu [en, pdf] sous l’impulsion notamment de Jimmy Wales.
- On est passé insidieusement d’une critique du livre comme “contenant” peu moderne (i.e. en papier, etc.) à une critique du livre comme contenu. Sanger cite notamment des commentaires de geeks affirmant que personne ne lit plus les classiques comme Guerre et Paix [en], considérés comme trop longs et pas intéressants (bref pas assez “modernes”). En parallèle émerge l’idée qu’Internet modifie nos capacités cognitives (tendances à zapper d’un contenu à l’autre sans se focaliser – Is Google making us stupid ? [en]). Le point central derrière cette idée étant que, désormais, toute connaissance est relativement accessible sur le web et donc qu’il est inutile de s’encombrer le cerveau avec des connaissances “inutiles” qui prennent un temps infini à consolider.
- Autre point moins entendu peut-être : l’idée que les méthodes éducatives en général, et les études universitaires en particulier, sont dépassées et doivent être remplacées par des cours éveillant et cultivant la créativité. Un bon exemple est cette vidéo de Ken Robinson, spécialiste de l’éducation, que je découvre (et que Sanger critique, [en])
Aux États-Unis, cela se traduit aussi par des idées comme quoi l’éducation supérieure serait une “bulle” [en], au sens d’être un produit sur-valorisé par rapport à sa valeur réelle. Et certains geeks d’affirmer que les études sont, au fond, inutiles [en].
Sanger s’inquiète que cet état d’esprit gagne en importance et s’étende à toute la société, filant tout droit à l’idiocracy. Je pense qu’il est déjà trop tard pour s’inquiéter :
- L’expertise de toute sorte n’a jamais été autant contestée. Et évidemment, Internet a accéléré cette tendance en rendant accessible les connaissances comme dit plus haut. Le problème est que, mal maîtrisées, ces connaissances soit amènent à des contre-sens scientifiques, soit mettent en avant des experts largement crackpotesques ayant une capacité de diffusion surmultipliée et qui gagnent du terrain (là où autrefois ils auraient végété dans leur coin). Qu’on songe par exemple aux “débats” sur le réchauffement climatique ou l’évolution.
- Le modèle d’université comme dispensatrice de savoirs et compétences académiques garantissant un emploi est dépassé depuis belle lurette. Robinson dans la vidéo ci-dessus critique effectivement l’université du XIXème siècle, or l’université du XXIème siècle est tout autre : bien plus focalisée justement sur les débouchés de l’emploi, le génie, le développement de techniques directement utilisables par l’industrie. Le savoir en tant que tel est dévalorisé, il doit être rentable. Concrètement, en période de crise, cela se traduit par la fermeture pure et simple de département d’humanités [en].
Il y a des biais “geeks” évidents dans cette façon de penser. C’est vrai, on peut fonder sa start-up Internet et réussir sans études longues. C’est vrai, les “compétences” développées par ces geeks sont plutôt utiles à la société. Mais il n’est pas dit que toute cette philosophie geek soit applicable aux autres domaines du savoir. Qu’on songe par exemple à la “Do-It-Yourself Biology”, la biologie du garage, des biohackers : à mon sens, il est impossible de faire quelque chose de vraiment raisonnable, innovant et sécuritaire sans un minimum de savoir et de savoir-faire universitaire. Il n’y a pas non plus de “do-it-yourself physics” : même des expériences relativement simples à faire demandent, pour être pertinentes , une réflexion en amont, une “profondeur” de pensée et une connaissance de la physique certaine (songez aux gouttes qui rebondissent d’un billet précédent). Enfin, il y a clairement un problème matériel de coût : un étudiant peut s’acheter un ordinateur et directement apprendre à programmer, alors qu’il faut une petite fortune pour s’acheter les équipements de base dans n’importe quelle science expérimentale.
Au fond, je me demande si cette façon de penser ne marque pas surtout la prédominance de plus en plus importante du génie (au sens ingénierie) sur la science elle-même. La science se retrouve en fait victime d’un double complexe de Frankenstein : d’une part, la créature (la technique) est constamment assimilée au créateur (la science), tout comme on fait souvent la confusion entre le monstre et le nom “Frankenstein”. Le grand public confond ainsi allègrement science et technique, le terme même de “geek” recouvre ces deux réalités différentes de l’académique et du technophile. D’autre part, la technique comme fin en soi tend donc à se substituer à la science, comme la créature se retourne contre son créateur. Les geeks Internet sont à la pointe de ce mouvement en considérant en somme que toute connaissance est réductible à un problème technique, et c’est là l’origine profonde de cet anti-intellectualisme. Souvenons-nous également de cette révélatrice anecdote canadienne. Plus que l’idiocracy, c’est la technocratie qui triomphe.
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Billet initialement publié sur Matières Vivantes
Image CC Flickr pcorreia
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