Pratique de ne plus avoir à retenir de nom d’auteur ou même de titre. Avec 17 000 like dont 70 en provenance de profils affichant les mêmes préférences littéraires que les siennes, Monsieur Toumaurau voit, en même temps qu’il règle 6 euros depuis son cellulaire, s’afficher sur l’écran de sa liseuse qu’il n’a que 17% de chances de ne pas aller au bout de le lecture du roman Bit.ly/Ep6bCKtt. Il commence à lire et à générer des liens sponsorisés qui, s’il s’applique, lui rapporteront un peu plus de 2 euros la semaine. Ce qui ramènera donc le prix d’achat de son roman à moins de 4 euros net. Monsieur Toumaurau est un bot, un lecteur industriel, un robot de dernière génération qui indexe en temps réel les ouvrages disponibles et génère des liens sponsorisés. Il est 19h01 sur le réseau. Monsieur Toumaurau habite Lyon.
Le web s’est construit sur des contenus, bénéficiant d’un adressage stable, contenus librement accessibles et explicitement qualifiables au moyen des liens hypertextes. Ces 3 piliers sont aujourd’hui ouvertement menacés.
Saturation. Epuisement. Externalisation. Les 3 fléaux.
Facebook, Google, Apple, Twitter sont des dévoreurs d’espace. Ils ont colonisé le cyberespace. Ils y ont installé leurs data centers. Ils y ont instauré des droits de douane. Ils ont décidé qu’il serait plus “pratique” pour nous de ne pas pouvoir télécharger et stocker un contenu que nous avons pourtant payé, qu’il serait plus pratique d’y accéder en ligne. A une adresse qui n’est plus celle du contenu mais celle du service hôte. Leur adresse. Ils ont décidé d’organiser la hiérarchie et la visibilité de ces contenus à l’applaudimètre. Ils ont décidé que nos messages seraient limités à 140 caractères. Ils nous ont contraint à passer par des adressages indéchiffrables (url shorteners) pour pointer vers un contenu.
Consentement en clair-obscur. Les choses ne sont naturellement ni aussi simples ni aussi noires. Nous avons soutenu ces projets ; nous avons peuplé ces espaces vierges ; nous avons profité des infrastructures qu’ils mettaient à notre disposition gratuitement. Nous avons emménagé librement dans ces colonies.
Retour aux fondamentaux. Le rêve réalisé de Tim Berners Lee et des autres pionniers avant lui était celui de l’infini des possibles, celui d’une écriture dans le ciel que rien n’entrave. Certainement pas le projet d’une inscription, d’une engrammation dans des nuages fermés et propriétaires.
Pour les contenus. Le droit d’avoir une adresse stable. Le droit de pouvoir y être trouvé, retrouvé. Le droit au stockage local sans lequel il n’est plus de droit de transmettre un bien (culturel) en dehors du super-marché qui l’héberge.
Que serait Sisyphe sans mémoire ? Les sociétés humaines, les “civilisations” se construisent sur de la mémoire. Sur une mémoire partagée et rassemblée et non sur des fragment mémoriels largement “partagés”, en permanence “disséminés”, épars. Le seul vrai projet pour civiliser l’internet serait d’empêcher cette priva(tisa)tion de nos mémoires, de nos mémoires intimes, de nos mémoires sociales, de nos mémoires culturelles. Des bibliothèques y travaillent, avec le dépôt légal de l’internet, avec le Hathi Trust pour la numérisation des oeuvres libres de droits, y compris même en archivant la totalité de Twitter. Elles essaient. Elles tatônnent encore parfois. Mais elles ont compris. Pas de mémoire sans archive. Pas d’oubli sans traces effacables. Pas de civilisation sans patrimonialisation pensée. Le temps de cerveau reste disponible. Le temps d’accéder à nos mémoires est compté. Nous seuls en sommes comptables. Sauf à considérer que …
… Nos mémoires ne valent pas un cloud.
<Update> Dans la guerre qui s’annonce entre les lieux de mémoire et de conservation que sont les bibliothèques d’une part, et les grands acteurs commerciaux de la marchandisation des accès mémoriels que sont les big four suscités d’autre part, il est urgent de rappeler que les premières sont dans une situation critique en Angleterre, en Espagne, aux Etats-Unis … sans parler de celles du Portugal, de la Grèce, etc … </Update>
A l’origine de ce billet :
- L’entrevue éclairante avec Tim Berners Lee dans le dernier numéro de Pour la Science.
- Un tweet signalant le service http://urlte.am/ qui tente, un peu à la manière du Hathi Trust dans un autre domaine, de bâtir une archive stable et pérenne des adresses raccourcies.
Billet initialement publié sur Affordance.info
C'est mémé. N'oublie pas de prendre du pain dans cette boulangerie, il est très bon.
Et si les morts contribuaient à redonner vie à nos sociabilités urbaines ? La proposition peut paraître étrange, j’en conviens… Et pourtant, l’idée semble répondre avec une certaine pertinence à quelques enjeux majeurs de la ville hybride, et notamment à la question qui nous anime tous : comment recréer du lien social (en particulier intergénérationnel) dans la ville moderne ?
Ma proposition, que je vais tenter d’expliciter après l’avoir brièvement exposée ici, consiste à croiser la quête de « l’immortalité numérique » (cf. transhumanisme) aux fameuses folksotopies conceptualisées sur ce blog (= contributions géolocalisées contribuant à étoffer la « mémoire » subjective rattachée à un lieu).
Et parce que les néologismes sont toujours utiles pour rendre compte de ces concepts encore flous, j’ai baptisé « thanathopraxie urbaine » cette invitation à repeupler la ville de nos ancêtres d’outre-tombe (c’est un presque-néologisme, en réalité). Vous voulez en savoir plus ?
Tout est né d’une visite en Bulgarie à l’automne dernier. Comme je l’avais raconté ici, j’avais été marqué (pour ne pas dire traumatisé) par la coutume de mes compatriotes à afficher les faire-part de décès dans la rue, au vu et au su de tous. Notez bien : il ne s’agit pas de localiser les faire-part sur des panneaux réservés à cet effet (souvent sur les places de villages ou à proximité de lieux de culte, comme ici en Crète), mais bel et bien d’afficher les nécrologies un peu partout dans la ville : sur les portes, les poteaux électriques, les arbres, j’en passe et des meilleurs. Étranges images, où les photos des morts se battent en duel avec des pubs automobiles…
Seulement voilà : passé ce premier sentiment de malaise, on se rend progressivement compte que ces fantômes urbains témoignent surtout d’un attachement encore vivace aux sociabilités de voisinage, essentielles dans la Bulgarie post-soviétique (qui n’avait pas que des défauts, faut-il le rappeler). Autrement dit, la publicisation des morts dans la ville participe à la consolidation du lien social…
Voilà pour le point de départ de ma réflexion. Vous me direz, une coutume ancestrale et pas forcément très fun, ça ne fait pas une innovation urbaine. Mais associez-la à une forte tendance émergente de la nébuleuse digitale, et l’idée prend une nouvelle envergure. C’est donc là qu’intervient la philosophie transhumaniste, en particulier son regard sur l’immortalité :
Un transhumain serait un homme-plus [H+], un homme qui, fort de ses capacités augmentées par les évolutions techniques et scientifiques brave les contraintes naturelles, allant jusqu’à braver la mort.
C’est en particulier cette réflexion d’Antonio Casilli qui m’a fait réfléchir :
Il y a une relation de correspondance très forte dans la tradition transhumaniste entre l’idée de vivre éternellement [par la cryogénisation] et l’idée de vivre en tant qu’alter-ego numérique [« fantasme de l'avatarisation » selon la journaliste]. Parce que, à un moment historique, dans les années 1990 il y a eu cette confluence, cette fixation entre deux thématiques, grâce à cette idée de l’uploading, du téléchargement du corps et de sa modélisation 3D. Même si c’était un mythe, le fait de vivre éternellement en tant qu’être virtuel était présenté comme la démarche à la portée de tout le monde parce que se connecter à Internet était à la portée de tout le monde.
Concrètement, sur quoi s’appuie cette bravade de la mort ? Un autre article pioché dans cet excellent dossier sur la mort numérique nous en donne la réponse :
Et si à notre mort, cette gigantesque base de données pouvait continuer à vivre de manière autonome ? C’est en tout cas l’ambition de Gordon Bell. Il entrevoit un futur dans lequel longtemps après notre mort nos arrières-petits-enfants pourraient interagir avec notre double virtuel. Un avatar à notre image, qui puiserait dans les centaines de millions d’informations collectées tout au long de notre vie pour adopter nos tics de langage, nos intonations, notre caractère… Ces doubles seraient alors capables de singer notre manière de nous exprimer, pour raconter à notre place les évènements clés de notre vie.
[Bonus : une première ébauche de réflexion sur « l'immortalité Facebook » à lire en conclusion de ce billet.]
Naturellement, le croisement de ces deux réflexions conduit à s’interroger : à quoi ressemblerait une ‘avatarisation’ des morts dans l’espace public de la cité ? En d’autres termes, il s’agit d’imaginer une version numérique et interactive des austères faire-part balkaniques…
Il existe déjà des ébauches de services permettant de « faire vivre » les morts sur la toile, tels que 1000memories [en] qui propose aux utilisateurs de poster photos ou pensées sur le profil de la personne décédée. Même s’il ne s’agit ici que de « fleurir » une tombe numérique (avec des « fleurs » certes très personnelles), l’idée est bien de mettre en scène la mémoire intime ; une première ébauche de l’avatarisation ?
Mieux encore, certaines tombes japonaises se sont vues « augmentées » d’un QR Code permettant « d’accéder à la biographie et des photos de la personne », comme me le signalait Émile en commentaire.
On retrouve dans ces questions mémorielles une idée similaire à celle qui structure le concept des folksotopies, cette « mémoire des lieux » dont je vous parlais l’hiver dernier. Pour rappel :
On pourrait ainsi imaginer un nouveau type de mobilier urbain dédié aux folksotopies, qui traduirait in situ la teneur qualitative et quantitative des contributions (un jeu de couleurs, de sons ou de lumières ?) [...] Il s’agira d’introduire dans nos rues de nouveaux objets (ou d’en détourner d’anciens) qui pourraient donc faire office de « feux de camp » mémoriels.
Si j’avais d’abord imaginé ces objets urbains pour la mémoire des vivants, rien n’empêche de leur faire restituer la mémoire des morts… !
Il s’agirait donc d’imaginer des objets ou des services urbains permettant de mettre en scène, dans l’espace public de la cité, la mémoire de ces morts – voire carrément leurs avatars autonomes quand la technologie le permettra. Je vous laisse imaginer le potentiel de telles interfaces, notamment en termes de sociabilité…
Quelques exemples basiques : on pourrait imaginer que des habitués du quartier partagent des récits de vie ou des souvenirs à propos d’un lieu (anecdotes, historique, etc.), qu’ils donnent des conseils (guider les touristes avec des informations subjectives, partager des recettes de grand-mère ou pourquoi pas aider les enfants à faire leurs devoirs !)… et ce ne sont ici que des propositions ultra-basiques. Avouez que c’est quand même plus sexy que le traditionnel et dépressif monument aux morts des places de village !
C’est d’ailleurs un exercice de créativité que j’avais proposé à une dizaine d’étudiantes de SciencePo Rennes (et qui avaient relevé le défi avec brio). Certaines avaient par exemple proposé une application ludique de « point de paradis » (= gagner sa place au Paradis en priant pour les avatars des morts), d’autres un service touristique de géocontextualisation des morts (proches ou célébrités). Et encore, je vous le fais en résumé, mais il y avait des idées complètement folles intégrées à chaque service imaginé.
Mais attention, l’idée n’est pas juste de « s’amuser » avec la mémoire des morts sans que cela n’ait de réel impact sur les pratiques urbaines des vivants… !
Et c’est là qu’intervient le néologisme tant attendu. En effet, si l’on souhaite apporter une véritable valeur ajoutée à l’avatarisation des morts, il me semble nécessaire de sortir d’une logique égocentrée comme c’est le cas dans la vision transhumaniste (= objectif personnel de faire vivre son propre personnage à travers un avatar ; c’est un peu nombriliste, vous en conviendrez). À l’opposé, il s’agira de mettre les morts « à disposition » des vivants.
Pour cela, il convient de rendre les avatars des morts « présentables » ; pas pour leur bon plaisir, mais afin de les rendre utiles aux utilisateurs qui souhaiteraient entrer en interaction avec leurs « mémoires ». Autrement dit, il s’agira de les rendre opérants et « interactivationnables ».
Dans la vie réelle, c’est justement le rôle de la thanatopraxie (aka l’embaumement), d’où le choix de ce terme comme analogie pour expliciter le sujet du jour (merci à Joël G. qui m’a soufflé cette idée brillante !).
La définition originale nous apprend ainsi :
La thanatopraxie est le terme qui désigne l’art, la science ou les techniques modernes permettant de préserver des corps de défunts humains de la décomposition naturelle, de les présenter avec l’apparence de la vie pour les funérailles et d’assurer la destruction d’un maximum d’infections et micro-organismes pathologiques contenus dans le corps des défunts.
Par analogie, on retiendra donc qu’il s’agit :
Évidemment, se pose finalement la question de fond de ce sujet : les morts pourront-ils refuser d’être manipulés par leurs successeurs citadins ? Existe-t-il un « droit à l’oubli » pour les morts numériques ? Quelles sont les conditions pour reposer en paix dans la vie réelle (RIP IRL, marque déposée) ? Ne serait-il pas pertinent, par exemple, de créer un statut permettant de « donner ses datas à la ville » comme on donne son corps à la science ?
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Je m’arrête ici pour aujourd’hui… mais j’y reviendrai prochainement tant les idées fusent ! Si vous partagez mon enthousiasme, n’hésitez pas à décrire vos idées de services/objets/autres en commentaires ! Si vous êtes designer/artiste, votre patte graphique m’intéresse aussi… Je n’ai pas ce talent, et vous savez comme moi que « le poids des mots, le choc des images… »
Et si vraiment le concept vous motive, j’essayerai d’organiser un petit apéro-atelier créatif… peut-être à Père Lachaise quand les beaux jours reviendront ? :-)
À vos commentaires !
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Billet initialement publié sur [pop-up urbain]
Photo Flickr an untrained eye