Ce n’est pas spectaculaire, mais ça va produire ses effets.
Il y avait trois leviers pour résoudre le conflit : la diplomatie, les finances et l’armée.
Nous sommes le 24 décembre 2010. En cette veille de Noël, Patrick Archi, porte-parole d’Alassane Ouattara peut être satisfait. La Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) vient officiellement de couper les vivres du camp Gbagbo.
Un mois après le scrutin électoral au centre du bras de fer entre les deux hommes, la première séquence a consisté à agir au niveau des liquidités qui alimentent les circuits économiques internationaux. La Côte-d’Ivoire s’insère dans la zone CFA , dont la BCEAO constitue l’ossature, lui permettant d’assurer la fluidité de ses échanges économiques. Le but de l’opération est de couper les liens avec l’extérieur, notamment avec les autres pays de l’Afrique de l’Ouest et de faire en sorte que la signature de Gbagbo ne soit plus reconnue par les instances monétaires internationales.
Premier objectif : obtenir une position officielle des 15 actionnaires de la BCEAO, ce qui sera fait en quelques semaines. Puis obtenir le départ de Philippe-Henry Dacoury-Tabley, gouverneur de la banque et proche de Laurent Gbagbo. Le 24 janvier, l’homme commente ainsi sa propre démission :
La seule tristesse que j’ai en ayant rendu cette démission qui m’a été demandée, c’est qu’effectivement la politique est en train d’entrer à la banque centrale.
La Banque mondiale suit le mouvement en annonçant le gel de ses prêts. Il reste alors un peu plus de 200 milliards de francs CFA dans les coffres de l’agence d’Abidjan, sous la supervision du siège situé à Dakar, Sénégal.
La réaction de la présidence ivoirienne est (quasi) immédiate. Le 26 janvier, deux jours après la « démission » de Dacoury-Tabley, une scène digne d’un braquage hollywoodien se déroule dans les sous-sols de la BCEAO.
Alors qu’un transporteur de fonds vient chercher de quoi alimenter les banques commerciales de la capitale économique, un commando armé pénètre sur le parking de l’agence. Quatre hommes rejoints par des complices mettent en joue les employés. Sur les 23 sacs de billets de banque, ils en emportent une quinzaine, pour une valeur nominale de 8 milliards de CFA . Maigre prise, car les coffres de la BCEAO en comptent au moins 200 milliards… Seulement voilà, les codes informatiques des portes sont modifiés tous les jours depuis le siège de Dakar. Impossible d’aller plus loin pour le clan Gbagbo.
Un mois plus tard, c’est au tour des banques commerciales de faire l’objet d’un assaut en règle. Elles sont nationalisées et réquisitionnées par la présidence ivoirienne. Là encore, l’enjeu est surtout symbolique, car les filiales de la Société générale comme de la Citibank ont baissé rideau depuis la mi-février.
Petit à petit, l’ensemble de l’activité économique du pays est anesthésié par le manque de liquidités. De la BCEAO sur la banque centrale, de la banque centrale sur les banques commerciales et des banques de détails sur les entreprises et autres opérateurs. Tout le pays est placé dans une léthargie profonde. Le diagnostic du président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire, Jean Kacou Diagou, est sans appel :
On est en train de tuer l’économie ivoirienne.
Côté recette fiscale, même combat : les agents des impôts tentent désespérément de récupérer de l’argent auprès des entreprises qui ne savent plus auprès de qui s’acquitter de leurs taxes.
L’autre levier pour asphyxier le régime est celui des ressources premières de l’économie ivoirienne. Le pétrole et ses 60 000 barils de production quotidienne ne peuvent pas être placés sous séquestre. En revanche, il est plus simple de bloquer la distribution des matières premières transitant par le port d’Abidjan : café et surtout cacao.
La période est particulièrement propice, puisque l’essentiel de la récolte des fèves a été stocké dans les hangars du port, attendant d’être écoulée par les grands opérateurs du secteur. A l’image du géant américain Cargill, tous finissent par suivre les injonctions des Nations-Unies. Les fèves peuvent être stockées environ deux mois dans les entrepôts, mais pas plus. Qui plus est, en séchant, elles perdent du poids et donc de la valeur marchande, jour après jour.
Après avoir hésité, car les pertes sont énormes, les principaux transporteurs maritimes (Maersk, MSN, CMA-CGM) interrompent leur desserte ivoirienne. A Abidjan, tout commence à manquer : essence, nourriture, biens premiers. La tension monte, alimentée par des exactions qui se répètent de plus en plus fréquemment et s’étendent, de quartier en quartier.
fèves de cacao
Tous les ingrédients pour une crise majeure sont désormais réunis. Certains sont présents depuis bientôt dix ans dans le paysage ivoirien :
Mais la grande nouveauté est le stress induit sur toute la population par la pénurie alimentaire et le manque de produits de première nécessité. L’absence de nourriture alimente la certitude d’aller de toute façon vers la pire des issues. L’ampleur de l’exode à Abidjan ces derniers jours témoigne de la gravité de la situation.
A bien des égards, le parallèle si souvent dressé entre la crise ivoirienne et le génocide rwandais prend ici toute sa pertinence. Cette dimension a fait l’objet de très peu d’analyse approfondie, alors qu’elle explique une bonne partie du chaos intégral dans lequel le Rwanda a plongé en 1994.
Quelques chercheurs ont montré l’importance du Plan d’ajustement structurel (PAS) du FMI, plan qui a entraîné de 1990 à 1994 un appauvrissement rapide et dangereux de la paysannerie rwandaise, acculée à une résolution extrême de la tension sociale ainsi générée. En clair, nombre de d’assassinats commis pendant le génocide eurent aussi (surtout ?) des mobiles purement crapuleux.
Les conséquences du « bank run » ivoirien seront-elles identiques dans un contexte social bien différent, plus développé et plus urbain ? Si le pire n’est jamais sûr, il est souvent probable.
Ces dernières semaines, trois scénarios étaient à l’étude à Paris. Trois scénarios élaborés à partir de la certitude que le « risque de voir un dénouement violent est élevé, mais jusqu’à quel niveau ? ».
Une dernière hypothèse de guerre civile qui semble prendre le pas sur les deux premières. Dans l’indifférence générale.
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Crédits photos et illustrations :
Image de Une CC : Marion Boucharlat
La BCEAO à Dakar par par seneweb ; Laurent Gbagbo
par United Nations Photo ; fèves de cacao
par eosclub
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